L’Europe en guerre janvier – décembre 1944

Acteurs en attente dans les coulisses de l’Europe

Nous observons déjà les feux de la rampe

Et écoutons l’ouverture colossale qui commence.

Pour nous qui entrerons au plus fort du vacarme

Il sera difficile d’entendre nos pensées, difficile de sonder

Ce que notre conduite devra à la frayeur ou à la fureur.

Keith Douglas (1920-1944), The Complete Poems, Londres, Faber and Faber, 2000.

Longtemps soumise à la domination allemande, l’Europe est en 1944 un immense champ de bataille où les armées alliées affrontent celles du IIIe Reich et de ses collaborateurs. Désormais à travers tout le continent, de la France à l’URSS occidentale, de l’Italie aux Pays-Bas, les populations civiles sont prises au piège des affrontements armés.

Les deux opérations qui se déclenchent face à l’Allemagne nazie, en juin 1944, à quelques jours d’intervalle, témoignent de la volonté des Alliés de coordonner leurs efforts malgré leurs divergences et leurs méfiances réciproques. C’est en effet à la conférence de Téhéran, en novembre 1943, que Roosevelt et Churchill informent Staline d’un futur débarquement à l’Ouest et que celui-ci promet le déclenchement parallèle d’une vaste offensive.

Le repli sur les frontières du Reich, l’allongement des lignes alliées et la fatigue des troupes, ainsi que la nomination, à l’Est puis à l’Ouest, de Model, un tacticien aussi brillant qu’impitoyable pour ses hommes et pour les civils permettent le rétablissement des armées allemandes à l’automne. La guerre n’est pas finie et l’échec, le 20 juillet, de l’attentat contre Hitler, n’offre à l’Allemagne, écrasée sous les bombardements, d’autre alternative que la poursuite de combats sans issues.

 Réprimer le front intérieur 

Votre Résistance a voulu la « petite guerre » [Kinderkrieg], elle aura la « vraie guerre ».

Un responsable allemand dans les Alpes, cité dans un rapport de l’officier de liaison français du groupe Lyonnais-Savoie-Dauphiné du 15 juin 1944. AN, AJ41/1135.

Une partie importante de la Résistance en Europe est constituée par les unités de partisans. Le terme désigne des unités regroupant de quelques dizaines jusqu’à parfois plusieurs milliers d’hommes et de femmes combattant les armes à la main dans les territoires occupés par les Allemands et leurs alliés.

En France où c’est la résistance des réseaux qui demeure longtemps centrale, à partir de l’année 1943 on voit se former des maquis, où trouvent souvent refuge les jeunes fuyant le STO. Ceux-ci prennent une importance grandissante au fil des mois. En 1944, de nombreuses opérations militaires, comme celles contre le maquis des Glières en Savoie (février-mars 1944) ou contre le maquis du Vercors (juin-juillet 1944), sont menées par l’occupant épaulé par les collaborateurs français.

Dès les mois de juin-juillet sont marqués par des représailles sanglantes, des jugements expéditifs, des exécutions ciblées qui font des milliers de victimes. La justice militaire et avec elle la procédure « NN » sont significativement suspendues par un décret au nom évocateur : « Terreur et Sabotage ». Mais jusqu’à la fin du mois de juillet, l’organisation des déportations demeure inchangée depuis la France ; les convois étant cependant formés de davantage de personnes. Au total, entre le 6 juin et la fin juillet, près de 7 500 hommes ont été déportés de Compiègne et au moins 940 femmes depuis Paris ; auxquels il faut ajouter 850 détenus judicaires. Signes de l’urgence de l’heure, des convois (1 400 déportés) sont toutefois organisés aux portes même des prisons françaises, en province, directement pour le Reich.

La « Solution finale » objectif de guerre 

Mes chers

Je suis dans le train à Vittel. Pour où ? Je ne vous oublie pas et espère tout ira bien pour vous. Courage et confiance. Je vous reverrai tous s’il plait à Dieu. Mon moral est excellent dans cette épreuve. Nous sommes bien traités. Vive la France. Ne vous en faites pas pour moi et gardez-moi toute mon affection. Je vous jure que ce n’est pas par imprudence que je suis là. Je vous embrasse tous très fort.

Marc

Mot jeté du train à Vittel par Marc Blum, déporté à Auschwitz par le convoi du 11 août 1944.

© Mémorial de la Shoah/collection Fridmann.

Le cours de la guerre ne modifie pas celui de la « solution finale ». Pour les nazis, les deux sont inextricablement liés et, en tuant les Juifs, ils s’assurent de la victoire militaire. En mai 1944 débute le « programme de Hongrie », qui voit la déportation par Adolf Eichmann et ses hommes de 430 000 Juifs à destination d’Auschwitz en deux mois, tandis que dans le même temps les déportations se poursuivent à travers toute l’Europe.

En France, malgré le débarquement de Normandie, la traque des Juifs se poursuit implacablement. Des milliers sont arrêtés au cours de l’été dans tout le pays et plusieurs convois de déportation quittent le pays. Il en va de même en Belgique et aux Pays-Bas, tandis que dans le territoire polonais occupé les 65 000 derniers Juifs du ghetto de Lodz sont déportés en août à Auschwitz. De mai à novembre 1944, ce sont 600 000 Juifs d’Europe qui y arrivent. 

À partir du printemps 1944, la traque des Juifs prend une nouvelle dimension en France. Sous l’impulsion d’Aloïs Brunner et Werner Knabb, celle-ci devient de plus en plus importante. Renforcés par les militants de l’ultra collaboration, les services allemands multiplient les arrestations à travers tout le pays, donnant une nouvelle impulsion à la mise en oeuvre de la « solution finale » dans l’Hexagone. Des zones entières sont systématiquement ratissées à la recherche des Juifs, souvent lors d’opérations menées contre les mouvements de résistance avec l’appui de l’armée allemande.

Face à l’activité de la Résistance, puis avec le débarquement allié, les politiques allemandes se durcissent, les exactions se multiplient et parmi elles les exécutions sommaires de Juifs. Régulièrement, en représailles aux opérations de la Résistance, des Juifs sont abattus sommairement après avoir été capturés, illustration de la pensée antisémite faisant du « Juif » celui qui est responsable de la guerre et des revers du IIIe Reich ou de ses alliés.

Les dernières batailles 

Les deux Français atteints de scarlatine étaient […] tous deux originaires des Vosges, ils étaient arrivés au camp quelques jours plus tôt avec un gros convoi de civils faits prisonniers au cours des ratissages effectués par les Allemands lors de la retraite de Lorraine.

Primo Levi, Si c’est un homme, Pocket, Paris, 1988.

Fin 1944, l’Armée allemande est encore une redoutable machine de guerre qui se défend remarquablement, contre-attaque régulièrement et lance même deux offensives majeures, le 16 décembre dans les Ardennes et le 6 mars en Hongrie.

Le 3 janvier, Américains et Britanniques passent à la contre-offensive dans les Ardennes. Le 12, l’opération Vistule-Oder, combinaison de deux offensives distinctes menées par Koniev et Joukov, fait reculer de 500 km les lignes allemandes et conduit, le 31 janvier, les Soviétiques sur l’Oder, à 70 km de Berlin. Un succès majeur alors que s’ouvre, le 4 février, la conférence de Yalta et que les Occidentaux livrent de dures batailles à l’Ouest, particulièrement en Alsace et sur le Rhin.

Après la bataille gagnée sur l’Oder, du 16 au 20 avril, la prise de Berlin, où Hitler s’est réfugié, devient inutile du strict point de vue des opérations militaires. Mais elle doit permettre à Staline d’accueillir les Alliés en vainqueur dans la capitale du Reich. Le 30 avril, Hitler se suicide dans son bunker avant même la prise de la ville, qui a lieu le 2 mai. Le 7, l’Allemagne nazie capitule sans condition à Reims, cérémonie répétée le 8 mai à Berlin.

Yalta, la conférence des vainqueurs

Nous nous sommes mis d’accord sur la politique commune et les plans communs à adopter pour assurer l’exécution des termes de la capitulation allemande, après que la résistance de l’armée allemande aura été définitivement écrasée.

Extrait du communiqué de la conférence de Yalta, 11 avril 1945.

Lorsque s’ouvre la conférence, Staline est en position de force grâce à la situation militaire qui joue grandement en la faveur de l’URSS. En effet, après avoir atteint la frontière roumaine dès le mois de mars 1944, l’Armée rouge progresse en Europe orientale et centrale. Les troupes soviétiques entrent dans les pays baltes à l’automne et elles repoussent la Wehrmacht à l’ouest de la Pologne. En quelques semaines la Roumanie et la Bulgarie demandent l’armistice. Entre octobre 1944 et le début de l’année 1945, une grande partie de l’Europe orientale (Pologne, Roumanie, Bulgarie, Slovaquie et une partie de la Hongrie) est passée sous contrôle soviétique.

Une « déclaration sur l’Europe libérée » fait de la tenue d’élections libres dans les États débarrassés du nazisme un impératif de l’après-guerre. Enfin, Staline obtient que les membres du Comité de Lublin (communistes) soit associé au gouvernement du pays et que la frontière orientale de la Pologne soit déplacée, ce qui permet à l’URSS de récupérer les territoires perdus en 1920 au sortir de la guerre russo-polonaise.

Longtemps resté caché et révélé par Alexandre Soljenitsyne dans « L’Archipel du Goulag », un accord entre les Alliés permit de livrer aux Soviétiques deux millions de Russes, de Baltes et d’Ukrainiens, prisonniers de guerre ou engagés dans la Wehrmacht, la plupart d’entre – eux seront exécutés ou déportés au Goulag.

Découverte

Ça a été le moment le plus incroyable de ma vie, ce jour où les Américains sont arrivés à Buchenwald. Je me rappellerai toujours avec tendresse ce grand soldat noir. Il pleurait comme un enfant. Il pleurait de douleur, toute la douleur du monde, mais aussi de fureur.

Elie Wiesel, interview au New York Times, 1989.

À l’exception de Buchenwald en avril 1945 et de Mauthausen en mai 1945, rares sont les camps qui ont été réellement libérés. Les Soviétiques, les Britanniques et les Américains découvrent fortuitement les camps de concentration durant la progression de leurs troupes. La « libération des camps » n’a pas constitué un objectif de la fin de cette guerre car les Alliés, qui ont comme but d’abattre la puissance militaire de l’Allemagne, n’ont pas conscience de l’horreur des camps. En mai 1945, les armées alliées évaluent à 18 millions le nombre de personnes déplacées. Dès la fin des combats, les rescapés se mettent en mouvement à travers l’Europe afin de regagner leurs foyers et tenter de reconstruire leurs vies.

1945, vers un nouveau monde ? 

Pendant cinq années, des millions de combattants ont dû démontrer, au milieu du carnage, qu’il ne se pouvait pas qu’un seul homme prit la liberté pour lui aux dépens de tous les autres. Une fois de plus, il a fallu faire la terrible preuve de cette vérité, comme si l’histoire des hommes n’était que la longue et affreuse histoire de leurs sacrifices pour affirmer sans trêve une liberté sans cesse contestée. 

Cette conclusion universelle est rappelée par Albert Camus dans le journal Combat, le lendemain de la capitulation du Reich nazi, avec l’espoir qu’elle imprègne le monde nouveau qui doit surgir des décombres.

L’horreur des combats, les violences contre les populations civiles, la mise en oeuvre du génocide des Juifs d’Europe, le paysage de villes entières détruites, l’explosion des deux bombes atomiques à Hiroshima et Nagasaki (6 et 9 août 1945) font naître une ère d’idéaux, pour retenir les leçons de ce que l’on souhaite être la « dernière » guerre mondiale.

Mais le monde, dominé désormais par les États- Unis et l’URSS, entre dans la Guerre froide. Dès le printemps 1945, la France doit retrouver une place internationale ; alors que les peuples colonisés lui rappellent que la liberté est devenue une aspiration pour toute l’humanité.

Les mémoires du second conflit mondial naissent aussitôt, dans ce contexte si particulier, où les ombres des désastres humains continuent de nous livrer des enseignements que l’on ne veut pas voir s’effacer.